• * L'éveil scientifique et ses risques

    L'éveil scientifique et ses risques

    1. LA FORMATION DE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE

    Si l'on veut que l'enfant pense le réel, la structure et le domine, l'éveil au monde doit passer par la formation scientifique.

    Ce type de formation pose des problèmes spécifiques car la connaissance dont l'enfant est capable est loin d'être d'emblée en harmonie avec les exigences de la pensée abstraite et scientifique.

    En effet, la perception du monde par l'enfant est intuition ; elle est relative à l'engagement du monde de l'individu, à la situation du corps, à la valeur qu'il rencontre à un moment donné de l'expérience.

    La perception du réel implique donc la notion de valeur vitale.

    De plus, le réel est perçu dans les cadres précis des notions d'espace et de temps. 

    Mais ces notions sont en formation, donc inadéquates à une vision objective et scientifique du réel.

    Pour un enfant, l'espace et le temps sont conditions de possibilité de la perception.  Ils ne se structurent et ne deviennent représentables que peu à peu, en fonction de la maturité et des expériences de l'enfant.

    L'enfant éprouve des difficultés à parvenir à une approche conceptuelle et scientifique du réel.

    Il est donc capital de confronter la réalité perceptive de l'enfant avec les exigences scientifiques de précision, de formalisation et d'abstraction.

    2. CONDITIONS PSYCHOLOGIQUES DE L'INITIATION SCIENTIFIQUE DES L'ECOLE FONDAMENTALE

    Pouvons-nous vraiment initier les enfants des l'école fondamentale à la démarche scientifique ?

    L'enfant de 4 à 6 ans est curieux de nature. Il s'interroge sur tout, pose souvent la question «pourquoi ? »

    Ce questionnement est loin d’être le signe d'une attitude scientifique parce que l'enfant de cet âge s'explique les phénomènes qu'il observe en ayant recours à des justifications animistes ou magiques. De plus, l'égocentrisme est une autre caractéristique de la pensée pré-causale et subjective d'un enfant de cet âge.

    Vers 6-7 ans, l'enfant commence à prendre conscience que les phénomènes sont dus à des causes naturelles ou à des interventions humaines.

    Pour parvenir à la pensée causale et pour qu'on puisse parler d'une véritable attitude scientifique, il faut que l'enfant puisse se détacher de son propre point de vue pour percevoir celui des autres ; en d'autres termes, cela exige de lui une certaine objectivité.

    Le passage graduel de la pensée pré-causale à la pensée causale est souvent attribué à la maturation de l'enfant.

    Piaget a mis en évidence les décalages qui peuvent se produire : un enfant peut utiliser la pensée causale dans un domaine particulier et demeurer animiste dans un autre domaine !

    Ce qui permettra à la pensée scientifique de l'enfant d'évoluer, c'est l'initiation à la démarche scientifique.

    Pieron a bien décrit la démarche expérimentale. Celle-ci se distingue de l'observation par une intervention active destinée à provoquer dans des conditions définies les phénomènes à étudier.

    C'est au niveau du cycle primaire que les enfants sont le plus ouverts aux explorations conduisant à la formulation d'hypothèses.

    Ce sont les expériences variées qui fournissent à l'enfant les occasions d'exercer et de développer ses schèmes de pensée.                

    La démarche scientifique fait précisément naître des situations dans lesquelles de telles expériences sont possibles.  Elles interviennent donc dans l'évolution intellectuelle de l'élève et est même essentielle pour son développement.

    Il est nécessaire d'accéder à la démarche scientifique sur le plan concret avant de s'y attaquer sur le plan formel. Le stade de la pensée opératoire concrète s'avère en effet essentiel à l'émergence du stade de la pensée formelle.

    Il s'agit donc, à l'école primaire, d'introduire des activités scientifiques qui favorisent l'exploration menant à la formulation d'hypothèses et à des réflexions sur les moyens de vérification.

    L'attitude scientifique est une forme de pensée qui ne se développe que graduellement et qui serait sérieusement affectée par tout retard à introduire la démarche scientifique.

    Reporter la démarche scientifique au niveau du cycle secondaire, c’est commettre un crime pédagogique envers nos élèves qui ont besoin

    • de conditions concrètes pour développer leur logique naturelle

    et

    • de situations exploratoires pour établir une base sur laquelle reposera l’enseignement des sciences au cycle secondaire

    3. LA PENSÉE CONCRÈTE

    L'enfant de 6-8 à 12-14 ans est, selon PIAGET, au stade des opérations concrètes.  A cet âge, l'aspect technique et la recherche constructive doivent primer sur l'aspect physique. Il importe que l'enfant manipule les objets, recherche un effet sans raisonner sur la cause : il doit la pratiquer !

    4. LE DÉVELOPPEMENT DES STRUCTURES OPÉRATOIRES

    Libérées de leur contenu, les classifications et les sériations vont se généraliser et aboutir à l'acquisition de ce que Piaget appelle la combinatoire. Cette acquisition donne au jeune adolescent la possibilité de construire et d'utiliser selon une méthode systématique toutes les manières différentes de grouper les objets d'une collection.

    Grouper signifiant constituer des classes, la combinatoire résulte donc d’une généralisation des opérations de classification acquises au stade précédent.    

    La combinatoire permet donc a l'enfant de combiner des éléments et d'observer ce qui se passe quand on a procédé à un type de combinaison.  Cet instrument de pensée lui permet de confronter les éléments d'une séquence expérimentale.

    Il semble que les opérations combinatoires constituent la condition de l'élaboration des opérateurs prépositionnels (les 16 opérations) et qu'elles peuvent être généralisées à toute situation où elles servent à l'élaboration de ces opérateurs.

    A force d'opérer concrètement sur des données de plus en plus complexes dont il ne peut venir à bout par les méthodes dont  il use, l'adolescent construit insensiblement cette nouvelle structure opératoire qui permet l'intégration de ce qui est dans ce qui pourrait être, par le jeu de toutes les combinaisons possibles.

    La combinatoire est le prolongement de la logique des opérations concrètes en même temps que sa généralisation. C'est une classification de classifications.

    Elle comporte aussi un système de réversibilité qui combine inversion et réciprocité, les deux réversibilités observées au niveau concret.

    Les opérations propositionnelles, deuxième type d'acquisition, vont permettre à l'enfant d'opposer les implications aux non implications, les disjonctions exclusives aux disjonctions non exclusives, les conjonctions aux incompatibilités, bref, de gérer la combinatoire.

    5. LES CONDUITES PARTICULIÈRES

    1. La mise en évidence des variables

    L'enfant devient capable de dissocier un à un les facteurs (paramètres ou variables) d'un phénomène par hypothèse préalable :

    « Je conserve le tout, mais je modifie un paramètre pour observer ce qui va se passer ».

    2. Variations expérimentales

    L'enfant fait varier les paramètres expérimentalement un à un en neutralisant les autres :

    « J'ai vu ce qui se passait en fonction de tel paramètre, je vais maintenant observer ce qui se passe avec un autre paramètre ».

    3. Combinaisons

    L'enfant fait varier l’expérimentation en combinant au moins deux paramètres.

    6. AUTRES ASPECTS PSYCHOLOGIQUES

    La pensée de l'enfant est égocentrique, intuitive, syncrétique, animiste, finaliste et artificialiste ! Qu'est-ce a dire ?

    1. L’égocentrisme de la pensée, de 3 à 7 ans, peut être défini de la manière suivante : l'enfant puise certes les matériaux de ses constructions mentales dans le monde extérieur mais, indifférent au point de vue d'autrui et ignorant que son expérience n’est que partielle ou provisoire, il moule sur sa personnalité au lieu d'adapter sa pensée au réel.

    L'exutoire de la fantaisie lui permet de s’évader lorsqu'il devient trop difficile de garder le contact entre ses interprétations et la réalité.

    2. Si le syncrétisme de la perception se résorbe rapidement entre 5 et 7 ans, ce trait puéril persiste beaucoup plus tard sur le plan de la pensée. Le syncrétisme de la pensée se caractérise par la juxtaposition : l'emploi correct de termes établissant des rapports abstraits s'étale sur plusieurs années.

    « Parce que » n'est acquis que vers 8 ans ; « « car » vers 10 ans. La justification logique est de maîtrise plus tardive. L'incapacité synthétique, jusque 10-11 ans, relève aussi de séquelles de juxtaposition.

    La compréhension est également syncrétique, en ce sens que l'enfant, au lieu de se décider après l'examen des rapports logiques entre les divers éléments, se laisse entraîner par l’impression globale fournie par quelques éléments qui assimilent ensuite le reste de la proposition.

    Il est des modes de compréhension peu accessibles aux enfants  avant 11-12 ans, en particulier le va-et-vient aisé entre l'expression verbale et la représentation symbolique utilisée dans les sciences (algèbre, chimie, dessin technique).

    3. Le syncrétisme du raisonnement est en régression après 8 ans.

    Au stade précausal, les enfants associent des éléments au hasard et interprètent les résultats par des explications prélogiques.

    Au stade suivant, la réussite est fortuite et la cause est cherchée dans les éléments plutôt que dans leur union.

    Enfin, les sujets plus âgés essaient systématiquement toutes les combinaisons.

    Il n'est pas possible de généraliser les dates d'apparition ces stades, différents selon la familiarité de la matière la complexité des problèmes.

    En toute hypothèse, l'école primaire ne peut être qu'une d'initiation : analyse méthodique des situations dépassant les moyens intellectuels de la plupart des enfants de ce niveau.

    4. La pensée enfantine est animiste.

    L'enfant explique les phénomènes en acceptant que les objets pensent et agissent avec volonté. (Ex. : «La table est méchante».)

    5. La pensée enfantine est artificialiste.

    L'origine des choses est souvent artificielle.

    « La rivière a été creusée et remplie d'eau par les hommes ».

    L'enfant croit donc que tout a été fabriqué par l'homme.

    Un objectif de l’initiation scientifique serait de faire constater qu'il existe des phénomènes pour lesquels l'homme n’est pas responsable.

    6. La pensée enfantine est finaliste.

    Pour l'enfant, tout a une fin.

    «Le soleil luit pour nous éclairer ! »

    Tout objet a nécessairement une fonction, une utilité.

    « Un banc, c'est pour s'asseoir ».

    « La nuit, c'est pour dormir ».

    7. La pensée enfantine est intuitive.

    L'enfant raisonne par tâtonnements, procédant du particulier au particulier, sans aucun besoin de justification logique.

    7. LE PROBLÈME DES CONSERVATIONS

    Les expériences qui mettent le plus clairement en évidence la présence ou l'absence d'opérations chez un enfant portent sur les conservations.

    D'un milieu culturel à un autre, l'ordre des conservations est constant mais les âges peuvent changer.

    • la conservation de la substance : vers 8 ans
    • la conservation du poids : vers 9 - 10 ans
    • la conservation du volume : vers 11 - 12 ans

    Des décalages peuvent donc exister entre les acquisitions de ces trois notions qui paraissent se faire toujours dans l'ordre.

    Trois niveaux de réponse peuvent être observés :

    a) la non conservation : la transformation (de la pâte à modeler, du liquide transvasé...) est conçue comme modifiant toutes les données à la fois, ce qui rend impossible le retour au point de départ.

    b) l'intermédiaire : identité par renversabilité.

    Le retour au point de départ peut être imaginé, mais, pour l'enfant, cette nouvelle action n'est pas l'inverse de la première.

    c) la conservation opératoire : La conservation est affirmée comme étant logiquement nécessaire grâce à une action intériorisée devenue réversible. C'est la réversibilité vraie.

    8. EVOLUTION GÉNÉTIQUE DE LA NOTION DE CAUSE

    Vers 1 - 2 ans, au cours du stade sensori-moteur, l'enfant est centré sur son corps et son action.  Il ne peut pas accéder à l'objectivité.  Son intelligence est vécue mais absolument pas réfléchie.

    Vers 3 - 4 ans, au cours du stade préopératoire, la pensée symbolique se développe.  La question «pourquoi ? » signifie à la fois « comment ? » (et vise la causalité) et « à quoi est-ce utile ? » (et vise la finalité).

    Vers 5 - 6 ans, l'enfant commence à saisir certaines relations de dépendance.  Il ne peut pas encore expliquer les différents aspects d'une transformation, par manque de réversibilité de sa pensée.  Il ne peut évoquer l'effet inverse d'une modification.

    La pensée de l'enfant est animiste : il a tendance à considérer les corps comme vivants et conscients, ayant des intentions (« L'herbe sent qu'on l'arrache ! »).  Pour l'enfant, les êtres  naturels sont conscients car ils ont une fonction à remplir («Le soleil accompagne l'enfant dans sa promenade pour le réchauffer ! »). Tout objet a nécessairement une fonction ou une utilité ; tout est fabriqué et tout se fabrique.

    Vers 7 - 8 ans, la pensée de l'enfant devient opératoire grâce à la réversibilité.  La causalité se libère des sensations propres de l'enfant et devient de plus en plus objective.  On assiste à une décentration par rapport au moi, à des essais d'explications objectives ; la notion du hasard est acceptée.  La conservation de la substance est acquise (permanence de la matière).

    Vers 9 - 10 ans, la conservation du poids lors des changements de forme de l'objet caractérise l'achèvement des opérations concrètes.  L'enfant devient capable de comprendre et de prévoir les différents états d'un système, de constater que certains phénomènes sont imprévisibles. L'enfant prend conscience de lois particulières : « l’eau descend toujours I »

    Vers 11 - 12 ans, avec la conservation du volume, lors des changements de forme de l'objet, l'enfant passe au stade opératoire formel.  L'enfant devient capable d'évaluer la probabilité qu'un phénomène va se réaliser, avec de plus en plus de précision. L'enfant devient capable de comprendre des lois au titre de nécessités physiques, de relier les lois entre elles par déductions logiques.

    9. LES CLASSEMENTS

    Selon son évolution psychologique, l'enfant effectue

    • des classements affectifs
    • des classements intuitifs

    Vers 7 ans, il parvient à accepter un critère de classement.

    Il commence à pouvoir expliquer sa façon personnelle de classer les objets.

    Vers 8 ans il peut comprendre le concept de classe vide.

    Vers 9 ans, il parvient à réaliser des classements selon deux critères.

    10. CONSÉQUENCES

    En fonction des données de la psychologie génétique, il convient

    • de ne pas exiger des formulations précises,
    • de ne pas exiger des raisonnements tout faits,
    • de ne pas se contenter de la répétition,

    MAIS

    • d'ajuster et d'initier continuellement !

    Il arrive dans certains cas que l'on puisse simplement CONSTATER et dire qu'on ne sait pas encore expliquer pour le moment.

    Deux remarques :

    1. On ne peut pas initier à la pratique de la combinatoire : elle ne s'enseigne pas !

    2. On ne peut pas initier à la pratique des opérations prépositionnelles : elles agissent intérieurement.

    11. LES RISQUES DE L'EVEIL SCIENTIFIQUE

    L'éveil scientifique qui doit s'appuyer sur des faits de vie, sur des faits vécus par les enfants, comporte un certain nombre de risques auxquels le maître doit être attentif.  

    1. Dans notre société, l'homme consomme davantage qu'il ne produit. Il importe donc de ramener les techniques aux mains de chacun. Éduquer, c'est choisir des faits de vie et se poser des questions pour mieux en comprendre les éléments.

    2. Jusqu'à présent dans l'histoire de notre société, on a assisté à une recherche effrénée d'une somme de connaissances scientifiques (cf. les leçons de choses).

    Les maîtres devront éviter le risque de l'encyclopédisme. Les activités scientifiques doivent permettre la construction de soi, la construction du réel et du social.

    L'enfant ne construit son réel que par son expérimentation et non par les mots du maître.  Sachons donc accorder la primauté à l'activité des élèves !

    3. Le risque est grand de voir notre école fondamentale taxée d’intellectualisme lorsqu'elle se propose d'aider l'enfant à élaborer une pensée logique.

    Le risque est encore plus grand lorsqu'il est question de pensée scientifique.

    Cet extrait d'un document officiel précise les limites de nos ambitions :

    « Il faut retenir des questions qui expliquent des faits de l'environnement et qui entraînent à interpréter les relations entrevues ».

    4. Notre société, depuis les révolutions industrielle et technologique, a pour caractéristique essentielle la mouvance, le changement à l’égard duquel il faut faire preuve de bon sens.

    Les leçons de choses se caractérisaient essentiellement par une tendance à une vision fixiste des faits. Les maîtres et les enfants ne tissaient pas assez de relations entre les éléments découverts. Or, ceci est un principe essentiel pour toute activité scientifique afin de permettre à l'enfant d'aller d'une compréhension empirique vers une meilleure compréhension, vers la causalité décelée au niveau des faits.

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